L'anche libre, ou naissance et histoire de l'Harmonica Nous sommes en Chine au XXVIIème siècle avant notre ère, sous le règne de l'un des "trois grands ancêtres", l'empereur Huàngdi, "le souverain Jaune", qui aurait vécu selon l'histoire légendaire de 2697 à 2597 av. J.-C. Outre les inventions de la boussole, du calendrier chinois, des bateaux océaniques et de la céramique, on lui attribue l'invention du sheng, premier instrument à anches libres, basé sur deux principes fondamentaux qui régissent l'univers : le yin et le yang. Le yin , féminin et passif, et le yang, masculin et actif.
" Yin et Yang concertent et s'harmonisent selon des rapports musicaux, dit Huàngdi, c'est pourquoi nous reconnaissons dans la musique la suprême vérité à laquelle obéissent le corps, l'esprit, la société humaine et l'univers entier.
Les cinq notes de la musique correspondent à tout ce qui se voit sur terre : couleurs, saisons, éléments planètes. A la note Kyo correspond notre foie, à la note Tché correspond notre cœur, à Kong la rate, à Chang le poumon, et à Yu les reins.
La musique est le remède aux maux de notre corps et de notre âme. C'est aussi la clé suprême de la sagesse. L'être humain, comme toutes choses dans l'Univers, est un accord de la Grande Symphonie. " (extrait du " Livre de l'Harmonica " d'Albert Raisner).
On notera que les cinq notes du sheng, évoquées ci-dessus, sont, dans l'ordre : mi, la, ré, sol, do, gamme pentatonique. L'apparition de cette gamme est par conséquent la première étape importante que la musique humaine ait franchi sur notre planète.
Il faudra cependant attendre 1990 pour assister à la naissance d'harmonicas pentatoniques créés au Japon par Juko Saito pour la marque " Tombo ", laquelle fabrique également une remarquable reconstitution du Sheng; le Shô (photo ci-dessus).
Continuons notre voyage dans le temps.
- 750 après J-.C. Apparition du Shô au Japon, variante du sheng. Instrument polyphonique sur lequel il est possible de jouer en produisant des suites d'accords dérivés de la gamme pentatonique.
- 1295, de retour de Chine, Marco Polo aurait introduit le premier sheng en occident.
- Marin Mersenne (1588-1648), savant français, correspondant de Descartes, Pascal, Toricelli, se livre à une étude approfondie du sheng, à partir de laquelle il introduit le principe des anches libres en Europe. Ce qui l'aide à déterminer les rapports de fréquences des notes de la gamme.
- 1796, le père missionnaire Amiot, de retour de Chine, rapporte plusieurs shengs à Paris.
- 1780, un peu partout en Europe, on commence à se livrer à des expériences instrumentales basées sur l'étude des anches libres.
- 1816, un facteur d'orgues allemand, Johan Buschmann, invente le terpodion, clavier à anches libres qui sera le prédécesseur de l'harmonica et de l'harmonium.
- 1821, son fils, Christian Friedrich Buschmann invente un petit instrument, l'aura, de 10cm de longueur, qui possède 15 lamelles de métal (anches libres) qui vibrent sous le souffle. Portant son invention à ses lèvres, il va la faire glisser à gauche, à droite, recréant le geste millénaire de la flûte du Dieu Pan. L'aura est simple, pratiquement indéréglable et renferme les caractéristiques de l'harmonica tel que nous le connaissons.
- 1822 Donnant suite à son invention de l'année précédente, Friedrich Buschman imagine d'associer un petit soufflet à l'aura, démontrant ainsi qu'il serait possible de substituer un souffle mécanique au souffle humain. La succession d'inventions qui va suivre nous démontrera qu'il fut sans doute le précurseur de l'accordion (qui deviendra l'accordéon). Le fruit de cette première découverte prendra le nom de handäoline (éoline à main).
- 1823, en Allemagne, naissance du mundeoline (éoline à bouche).créé par Messner, à Trossingen, Allemagne.
- 1823, cette même année, c'est encore le nom de Messner qui émerge. Cet habile artisan, après avoir analysé les éléments constituant l'aura, va inventer un nouvel instrument dont il entreprendra la fabrication dès 1827 à Tossingen, sa ville natale. Après avoir apporté de multiples modifications, il lui donnera le nom de mundäoline (éoline à bouche... mot bâti sur le radical Eole, Dieu du vent).
- 1824, Geor Anton Reinlein dépose un brevet de fabrication d'un harmonica à la manière chinoise, non suivi d'effets.
- 1825, en Espagne, à Madrid, apparition d'un orgue à bouche, inventé par Mieg, également non suivi d'effets.
- 1825, naissance du premier 20 notes/10 trous. Nouvelle configuration développée par un nommé Richter, natif de Bohême (Tchécoslovaquie). Configuration de plus en plus utilisée qui portera son nom : diatonique Richter. Elle connaîtra une véritable révolution à la fin du XXème siècle avec la découverte des overblows (Howard Levy) et autres altérations.
- 1827, en France, à Paris, Marie Candide Buffet, accordeur de son état, invente l'harmonica métallique à bouche dans son atelier situé rue des Blancs Manteaux dans le 4ème arrondissement. L'entreprise de Marie Candide Buffet connaît un développement rapide, l'obligeant à distribuer le travail de fabrication en ville chez des particuliers, et l'un d'eux, Jacob Alexandre, va fonder à son tour, en 1828, une firme spécialisée dans les fabrications de cette nature. Mais l'originalité et la qualité de ces fabrications sont telles que Cyril Demian, s'en serait inspiré en partie lorsqu'il créé son harmonica à main ou accordion dont le brevet est déposé à Vienne le 6 mai 1829 et qui devient, après bien des perfectionnements, l'accordéon que nous connaissons. La même année, en Angleterre, Charles Wheatstone invente un petit instrument hexagonal similaire à l'accordéon, le concertina, transformant ainsi le symphonium à bouche, sa première invention, en un symphonium ... à soufflet.
- 1827, Christian Messner, artisan horloger de Trossingen en Allemagne, lance la fabrication d'harmonicas, en petite série, du modèle Mundharfe avec son cousin Christian Weiss.
- 1828, quelques années après son aura, Friedrich Buschman annonce à son frère, dans une lettre écrite de Barmen (devenue depuis Wuppertal), une nouvelle invention. En voici le contenu : J'ai inventé, à Barmen, un nouvel instrument très bizarre. Ce petit appareil a quatre pouces de diamètre. Il comporte 21 notes. tu peux jouer piano, crescendo ou ad libitum. L'instrument n'a pas de clavier, il produit des harmonies comprenant 6 notes, mouvement rapide ou autre. Il est possible de tenir le son tant que l'on souffle dedans. Le but de mon invention est de jouer l'accompagnement sur notre instrument (terpodion) et la mélodie sur ce petit appareil, ce qui donne un effet vraiment étonnant.
- 1829, départ de la première grosse fabrication, à Vienne, en Autriche.Elle va connaître un important développement dans les années qui vont suivre, notamment à la naissance de l'usine Wilhem Thie en 1834.
- 1829, Cyril Demian crée l'harmonica à main ou accordion, dont le brevet est déposé à Vienne le 6 mai 1829. Le concept de base consistant à remplacer le souffle humain par un soufflet mécanique (déjà imaginé par Friedrich Buschman en 1822). La même année, en Angleterre, Charles Wheatstone invente un petit instrument hexagonal similaire de l'accordéon, le concertina, transformant ainsi le symphonium à bouche, sa première invention, en un symphonium... à soufflet.
Force est de constater que sans l'invention de l'harmonica, l'accordéon n'aurait sans doute jamais vu le jour à cette époque.
- 1847, naissance de la marque SEYDEL, fondée par Christian August Seydel à Klingenthal, Allemagne. Cette marque est toujours en activité de nos jours.
- 1857, à Trossingen, point de départ de la saga HOHNER, sous l'impulsion de Matthias Hohner qui réussit à produire 650 harmonicas la première année. Hohner S.A. sortira son milliardième harmonica en 1986 lors de la sortie du modèle Comet (Photo gravure usine Hohner en 1894).
- Saviez-vous que le premier harmoniciste célèbre recensé, vers 1860, est le président Abraham Lincoln ? On ne saurait trouver meilleur symbole pour le départ de l'aventure humaine de notre instrument.
- A la fin du XIXème siècle, aux Etats-Unis, les pionniers de la country music vont jouer un rôle important dans le développement de l'harmonica. C'est le résultat du mélange des différents peuples d'émigrés qui sont venus outre-atlantique avec leurs traditions d'origine : les Anglo-Irlandais, les Espagnols, les Franco-Acadiens, les Polonais et autres peuples d'Europe centrale. Ils apportent dans leurs besaces les premiers harmonicas diatoniques, et les font ainsi découvrir aux populations noires qui les adoptent d'emblée, mais qui se démarqueront de la country music, ne reconnaissant que la culture blues pure et dure.
- Au début du XXème siècle, c'est le Japon qui va connaître à son tour un impressionnant démarrage sous l'impulsion de Hidero Sato qui va marier l'harmonica Tremolo aux autres instruments traditionnels japonais: koto, shamizen, sakuhashi et percussions diverses. Tant et si bien que de nos jours l'harmonica tremolo est devenu un instrument traditionnel à part entière dans la plupart des pays d'extrême-orient.
En 1927 Hidero Satoh se verra décerner un Prix Spécial du jury, à Trossingen, pour l'ensemble de son œuvre. Il est encore de nos jours l'idole de millions d'harmonicistes asiatiques.
- Au fil du temps vont naître d'autres types d'harmonicas qui amèneront l'éclosion de styles différents, et qui vont enrichir, par là même, notre palette instrumentale. Après les modèles déjà évoqués, vont apparaître successivement : l'harmonica chromatique, puis les harmonicas d'accompagnement : le vinetta, le célèbre polyphonia à trois branches, la basse noire suivie de la basse blanche, le chord et plus récemment l'harmonetta (nous vous feront part des caractéristiques techniques de ces instruments dans les pages instrumentales de notre site).
- C'est en ce début de XXème siècle que naissent les légendes qui vont donner à notre instrument ses lettres de noblesse. C'est à eux que nous devons d'exister. Ce sont (entre autres) : Larry Adler, Tommy Reilly, John Sebastian, Sonny Boy Williamson, Sonny Terry, Little Walter, Borrah Minevitch (on n'a jamais fait mieux dans le genre), Jerry Murad et ses Harmonicats... avec leur enregistrement de " Peg O my Heart " tiré à huit millions d'exemplaires !
- Dans les années 50, les glorieuses , l'harmonica devient très populaire. La mode est aux trios d'harmonicas : Stagg Mc Mann, Raisner, Marny, Harmonicats, Hotcha, Candido ; ainsi qu'à de nouveaux solistes chromatiques, qui viennent compléter la palette des précédents : Jean " Toots " Thielmans, Jean Wetzel, Dany Kane, Claude Garden, René Gary, Franco de Gemini... qui enregistrèrent bon nombre de musiques de films dont le célèbre " Touchez pas au Grisbi ". Le record dans ce domaine est détenu par Franco de Gemini qui enregistra à lui seul plus de 800 musiques de films.
- Les plus grands compositeurs se sont intéressés à notre instrument. Bon nombre de pièces classiques (concertos, etc.) ont été signés par des grands noms tels que : Darius Milhaud, Villa Lobos, Henri Sauguet, Charles Dutoit, Piazzola, François Dompierre, Joseph Kosma, James Moody, etc. Gerschwin et Ravel ont été enthousiasmés par les prestations de Larry Adler dans " Rapsody in Blue " et "Boléro ".
Ainsi prend fin la part d'histoire appartenant au passé et ce qu'il faut en retenir. Après les années 60 nous basculons dans notre vécu. A nous de faire l'histoire d'aujourd'hui, qu'il nous appartiendra de transmettre au futur de la musique à bouche, sans pour autant abandonner le passé à l'oubli.
Cet article est plus amplement développé dans l'Encyclopédie de l'Harmonica que je suis en train d'écrire. Je vous ferai part en temps voulu de sa date de parution.
- Jean Labre
Photos : M. Vicent Roubert et Harmonikamuseum Trossingen Paru le 16 janvier 2006 |